LA THÉOTOKOS
LA THÉOTOKOS
L’Église orthodoxe n’a pas fait de la mariologie un thème dogmatique
indépendant : elle reste inhérente à l’ensemble de l’enseignement
chrétien, comme un leitmotiv anthropologique. Fondé sur la christologie, le
dogme de la Mère de Dieu reçoit un fort accent pneumatologique et, par la
double économie du Fils et de l’Esprit Saint, se trouve indissolublement lié à
la réalité ecclésiologique.
À vrai dire, s’il fallait parler de la Mère de Dieu en se fondant
exclusivement sur les données dogmatiques au sens le plus strict de ce mot,
c’est-à-dire sur les définitions des conciles, nous ne trouverions, tout compte
fait, que le nom de Théotokos, par lequel l’Église a confirmé
solennellement la maternité divine de la Vierge (le terme de
" Toujours-Vierge " (aei parthenos), que l’on trouve
dans les actes conciliaires à partir du Ve Concile, n’a’ pas été
spécialement explicité par les Conciles qui l’ont utilisé).
Le thème dogmatique de la Théotokos, affirmé contre les nestoriens,
est avant tout christologique : ce qu’on défend ici contre ceux qui nient
la maternité divine est l’unité hypostatique du Fils de Dieu devenu Fils de
l’Homme. C’est donc la christologie qui est visée directement. Mais en même
temps, indirectement, la dévotion de l’Église envers celle qui enfanta Dieu
selon la chair trouve une confirmation dogmatique, de sorte que tous ceux qui
s’élèvent contre l’épithète de Théotokos, tous ceux qui refusent à Marie
cette qualité que lui prête la piété, ne sont pas de vrais chrétiens, car ils
s’opposent par là au dogme de l’Incarnation du Verbe. Ceci devrait montrer le
lien étroit qui unit le dogme et le culte, inséparables dans la conscience de
l’Église.
Pourtant, nous connaissons des cas où les chrétiens, tout en reconnaissant
la maternité divine de la Vierge pour des raisons purement christologiques,
s’abstiennent, pour les mêmes raisons, de toute dévotion particulière à la Mère
de Dieu, ne voulant connaître d’autre Médiateur entre Dieu et les Hommes que le
Dieu-Homme, Jésus Christ. Cette constatation est suffisante pour nous mettre en
présence d’un fait indéniable : le dogme christologique de la Théotokos,
pris in abstracto, en dehors du lien vivant avec la dévotion que
l’Église a voué à la Mère de Dieu, ne saurait suffire pour justifier la place
unique – au-dessus de tout autre être créé – réservée à la Reine du Ciel, à
laquelle la liturgie orthodoxe prête " la gloire qui convient à
Dieu " (theopretis doxa). Donc il est impossible de séparer
les données strictement dogmatiques et celles de la dévotion dans un exposé
théologique sur la Mère de Dieu. Ici le dogme devra éclaircir la vie, en la
mettant en rapport avec les vérités fondamentales de notre foi, tandis qu’elle
alimentera le dogme par l’expérience vivante de l’Église.
Nous faisons la même constatation en nous reportant aux données
scripturaires. Si nous voulions considérer les témoignages des Écritures en
faisant abstraction de la dévotion de l’Église envers la Mère de Dieu, nous serions
réduits à quelques passages du Nouveau Testament relatifs à Marie, la Mère de
Jésus, avec une seule référence directe à l’Ancien Testament, la prophétie
d’Isaïe sur la naissance virginale du Messie. Par contre, si nous considérons
les Écritures à travers cette dévotion ou, pour dire enfin le mot exact, dans
la Tradition de l’Église, les livres sacrés de l’Ancien et du Nouveau Testament
nous fourniront des textes innombrables que l’Église utilise pour glorifier la
Mère de Dieu.
Quelques passages des Évangiles, considérés avec les yeux de l’extérieur,
en dehors de la Tradition de l’Église, semblent contredire d’une manière
flagrante cette glorification extrême, cette vénération qui n’a pas de limites.
Citons deux exemples. Le Christ en rendant témoignage à saint Jean-Baptiste,
l’appelle le plus grand de ceux qui sont nés de femmes (Mt 11, 11 ;
Lc, 7, 28). C’est donc à lui, et non à Marie, que conviendrait la première
place parmi les êtres humains. En effet, nous trouvons le Baptiste avec la Mère
de Dieu, aux côtés du Seigneur, sur les icônes byzantines de la déisis.
Cependant, il faut remarquer que jamais l’Église n’a exalté saint Jean le
Précurseur au-dessus des séraphins, ni placé son icône au même rang que celle
du Christ, des deux côtés de l’autel, comme elle fait pour l’icône de la Mère
de Dieu.
Un autre passage de l’Évangile nous montre le Christ s’opposant
publiquement à la glorification de sa Mère. En effet, à l’exclamation d’une
femme dans la foule : Heureux le sein qui t’a porté et les mamelles qui
t’ont allaité ! il répond : Heureux plutôt ceux qui écoutent la
parole de Dieu et qui la gardent (Lc 11, 27-28). Cependant, c’est justement
ce passage de saint Luc, qui semble rabaisser le fait de la maternité divine de
la Vierge devant la qualité de ceux qui reçoivent et gardent la Révélation,
c’est ce texte de l’Évangile qui est lu solennellement lors des fêtes de la
Mère de Dieu, comme si, sous une forme apparemment négative, il renfermait une
glorification d’autant plus grande.
LA MÈRE DE DIEU ET LA TRADITION
Nous nous trouvons de nouveau devant l’impossibilité de séparer le dogme et
la vie de l’Église, l’Ecriture et la Tradition. Le dogme christologique nous
oblige à reconnaître la maternité divine de la Vierge. Le témoignage
scripturaire nous apprend que la gloire de la Mère de Dieu ne réside pas
uniquement dans une maternité corporelle, dans le fait d’avoir enfanté et
nourri le Verbe incarné. Enfin, la Tradition de l’Église – mémoire sacrée de
ceux " qui entendent et gardent " les paroles de la Révélation
– donne à l’Église cette assurance avec laquelle elle exalte la Mère de Dieu,
en lui prêtant une gloire illimitée.
En dehors de la Tradition de l’Église, la théologie restera muette à ce
sujet et ne saura justifier cette gloire étonnante. C’est pourquoi les
communautés chrétiennes qui rejettent toute notion de la Tradition resteront
aussi étrangères au culte de la Mère de Dieu.
Le lien étroit qui unit tout ce qui concerne la Mère de Dieu à la Tradition
n’est pas dû uniquement au fait que des événements de sa vie terrestre – tels
que sa Nativité, sa Présentation au temple et son Assomption, fêtées par
l’Église –, ne sont pas mentionnées dans les Écritures. Si l’Évangile fait
silence sur ces faits, dont l’amplification poétique est due à des sources apocryphes
parfois assez tardives, le thème fondamental qu’ils signalent appartient au
mystère de notre foi et reste inaliénable pour la conscience de l’Église. En
effet, la notion de Tradition est plus riche qu’on ne le pense habituellement.
La Tradition ne consiste pas seulement dans la transmission orale de faits
susceptibles de compléter la narration des Écritures. Elle est le complément
des Écritures et, avant tout, l’accomplissement de l’Ancien Testament dans le
Nouveau, dont l’Église se rend consciente. C’est elle qui confère la
compréhension du sens de la Vérité révélée (Lc 24-25), non seulement ce qu’il
faut recevoir, mais aussi et surtout comment il faut recevoir et garder ce
qu’on entend. Dans ce sens général, la Tradition implique une opération incessante
de l’Esprit Saint qui ne peut avoir son plein épanouissement et porter ses
fruits que dans l’Église, après la Pentecôte. Ce n’est que dans l’Église que
nous nous trouvons aptes à découvrir la connexion intime des textes sacrés qui
fait des Écritures – de l’Ancien et du Nouveau Testament – le corps unique et
vivant de la Vérité, où le Christ est présent dans chaque parole. Ce n’est que
dans l’Église que la semence de la parole ne reste pas stérile, mais porte son
fruit, et cette fructification de la Vérité, aussi bien que la faculté de la
faire fructifier, s’appelle Tradition. La dévotion illimitée de l’Église envers
la Mère de Dieu qui, aux yeux de l’extérieur, peut paraître en contradiction
avec les données scripturaires, s’est épanouie dans la Tradition de
l’Église ; c’est le fruit le plus précieux de la Tradition.
Ce n’est pas seulement le fruit, c’est aussi le germe et la tige de la
Tradition. En effet, on peut découvrir un rapport concret entre la personne de
la Mère de Dieu et ce que nous appelons la Tradition de l’Église. Tâchons, en
établissant ce rapport, d’entrevoir la gloire de la Mère de Dieu sous le
silence apparent des Écritures. C’est l’examen des textes, dans leur connexion
interne, qui nous guidera dans ce sens.
LA MÈRE DE DIEU DANS L’ÉCRITURE
Saint Luc, dans un passage parallèle à celui que nous avons cité, nous
montre le Christ renonçant à voir sa Mère et ses frères, en déclarant : Ma
Mère et mes frères sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui
l’accomplissent (Lc 8, 19-21). Le contexte de ces paroles est
évident : d’après saint Luc, au moment où la Mère de Dieu voulait voir son
Fils, il venait d’exposer la parabole du Semeur (chez saint Mathieu (13, 23) et
saint Marc (4, 1-20), la parabole du Semeur suit immédiatement l’épisode avec
la Mère et les frères du Seigneur. Le lien aussi est évident) : La
semence tombée sur la bonne terre, ce sont ceux qui, ayant entendu la parole,
la gardent dans un cœur bon et pur et portent leur fruit en silence. Que
celui qui a les oreilles pour entendre, entende (Lc 8, 15). Et plus
loin : Prenez donc garde à la manière dont vous écoutez, car on donnera
à celui qui a, mais à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il croit avoir
(18). Or, c’est justement cette faculté d’entendre et de garder dans un coeur
pur et bon les paroles concernant le Christ, faculté que par ailleurs (Lc
11, 28) le Christ avait exalté au-dessus du fait de la maternité corporelle,
qui n’est attribuée par l’Évangile à personne d’autre qu’à la Mère du Seigneur.
Saint Luc le note avec une sorte d’insistance, à deux reprises, dans le récit
de l’enfance du Christ : Et Marie conservait toutes ces paroles, en les
rassemblant dans son coeur (2, 19 et 51). Celle qui enfanta Dieu selon la
chair gardait dans sa mémoire tous les témoignages sur la divinité de son Fils.
On pourrait dire que nous avons là déjà une expression personnifiée de la
tradition de l’Église, avant l’Église, si saint Luc n’avait pas spécifié que
Marie et Joseph n’ont pas compris les paroles de l’Enfant qui devait être
dans ce qui appartenait à son Père (2, 49-50). Donc les paroles que la Mère
de Dieu gardait fidèlement dans son cœur n’ont pas encore été pleinement
actualisées dans sa conscience.
Avant la consommation de l’œuvre du Christ, avant la Pentecôte, avant
l’Église, même celle sur laquelle l’Esprit Saint est descendu pour la rendre
apte à servir à l’Incarnation du Verbe, n’a pas encore atteint la plénitude que
sa personne était appelée à réaliser. Néanmoins, le rapprochement est déjà
possible entre la Mère de Dieu gardant et rassemblant les paroles prophétiques
et l’Église, gardienne de la Tradition. C’est le germe de la même réalité.
Seule l’Église, complément de l’humanité du Christ, pourra garder la plénitude
de la Révélation qui, si elle avait été consignée par écrit, ne saurait être
contenue par l’univers entier (cf. Jn 21, 25).
Seule la Mère de Dieu, celle qui fut élue pour porter Dieu dans son sein,
pourra réaliser pleinement dans sa conscience tout ce que comportait le fait de
l’Incarnation du Verbe, qui fut aussi le fait de sa maternité divine. Les
paroles du Christ qui semblent si dures pour sa Mère, exaltent cette qualité
qu’elle a en commun avec les fils de l’Église. Mais tandis que ces derniers, en
gardant la Tradition, ne pourront se rendre conscients de la Vérité et la faire
fructifier que dans une mesure plus ou moins grande, la Mère de Dieu, en vertu
du rapport unique dans lequel sa personne se trouve vis-à-vis de Dieu qu’elle
peut appeler son Fils, pourra s’élever dès ici-bas jusqu’à la conscience totale
de tout ce que l’Esprit Saint communique à l’Église, réalisant dans sa personne
cette plénitude. Or, cette conscience plénière de la Divinité, cette
acquisition de la plénitude de la grâce, propre au siècle futur, ne peut avoir
lieu que dans un être déifié. Ceci nous pose devant une nouvelle question, à
laquelle nous tâcherons de répondre pour mieux comprendre le caractère
particulier de la dévotion de l’Église orthodoxe à la Souveraine des Cieux.
Le Christ, en rendant témoignage à saint Jean Baptiste, l’appelle le
plus grand parmi ceux qui sont nés de femmes (Mt 11, 11 ; Lc, 7,
28) ; mais il ajoute : Le plus petit dans le Royaume des Cieux est
plus grand que lui. Ici la sainteté de l’Ancien Testament est comparée à
celle qui pourra se réaliser après l’accomplissement de l’œuvre rédemptrice du
Christ, lorsque " la promesse du Père " (Ac 1, 4) – la
descente de l’Esprit Saint, comblera l’Église de la plénitude de la grâce
déifiante. Saint Jean, " plus qu’un prophète ", car il
baptisa le Seigneur et vit le ciel ouvert et l’Esprit Saint descendant sur le
Fils de l’Homme sous la forme d’une colombe, est mort sans avoir reçu la
promesse, comme tous ceux, qui reçurent un bon témoignage dans la foi, dont
l’univers entier n’était pas digne mais qui, selon le plan divin, ne
pourront parvenir à leur perfection finale sans nous (Hé, 11, 38-40),
c’est-à-dire sans l’Église du Christ. Ce n’est que par l’Église que la sainteté
de l’Ancien Testament pourra recevoir son accomplissement dans le siècle futur,
cette perfection qui demeurait fermée, inaccessible pour l’humanité avant le
Christ.
Incontestablement, celle qui fut élue pour être la Mère de Dieu a
représenté le sommet de la sainteté de l’Ancien Testament. Si saint Jean
Baptiste fut appelé le plus grand avant le Christ, c’est que la grandeur
de la Toute Sainte appartenait, non seulement à l’Ancien Testament, où elle
demeurait cachée, non apparente, mais aussi à l’Église, où elle se réalisa dans
sa plénitude et se manifesta pour être glorifiée par toutes les générations (Lc
1, 48). La personne de saint Jean reste dans l’Ancien Testament, celle de la
Très Sainte Vierge passe de l’Ancien au Nouveau et cette transition, dans la
personne de la Mère de Dieu, nous fait comprendre combien l’un est
" l’accomplissement " de l’autre.
L’Ancien Testament n’est pas uniquement une série de préfigurations du
Christ, qui deviennent déchiffrables après la Bonne Nouvelle. Il est, avant
tout, l’histoire de la préparation de l’humanité à la venue du Christ, où la
liberté humaine se trouve constamment mise à l’épreuve par la volonté de Dieu.
L’obéissance de Noé, le sacrifice d’Abraham, l’exode du peuple de Dieu
conduit par Moïse à travers le désert, la Loi, les prophètes, une suite
d’élections divines, où les êtres humains tantôt restent fidèles à la promesse,
tantôt défaillent et subissent des châtiments (captivité, destruction du
premier temple), toute la tradition sacrée des Juifs est l’histoire d’un
acheminement lent et laborieux de l’humanité déchue vers la
" plénitude des temps ", lorsque l’ange sera envoyé pour
annoncer à la Vierge élue l’Incarnation de Dieu et recueillir de ses lèvres
l’assentiment humain pour que le divin plan du salut s’accomplisse. Aussi,
selon la parole de saint Jean Damascène, le " nom de la Mère de Dieu
contient toute l’histoire de l’économie divine dans ce monde " (De
fide ort. III).
Cette économie divine préparant les conditions humaines pour l’Incarnation
du Fils de Dieu n’est pas unilatérale : ce n’est pas une volonté divine
faisant table rase de l’histoire de l’humanité. Dans son économie salutaire, la
Sagesse de Dieu se conforme aux fluctuations des volontés humaines, aux
réponse-, humaines à l’appel divin. C’est ainsi qu’elle édifie à travers les
générations des justes de l’Ancien Testament sa maison, la nature très pure de
la Sainte Vierge, par laquelle le Verbe de Dieu deviendra connaturel à nous. La
réponse de Marie à l’annonce faite par l’archange : Voici la servante
de Dieu, qu’il me soit fait selon ta parole (Lc 1, 38), résout la tragédie
de l’humanité déchue. Tout ce que Dieu exigeait de la liberté humaine après la
chute est accompli. À présent l’oeuvre de la Rédemption que le Verbe incarné
seul pourra effectuer, peut avoir lieu. Nicolas Cabasilas disait dans son
homélie sur l’Annonciation : " L’Incarnation fut non seulement
l’oeuvre du Père, de sa Vertu et de son Esprit, mais aussi l’oeuvre de la
volonté et de la foi de la Vierge. Sans le consentement de l’Immaculée, sans le
concours de la foi, ce dessein était aussi irréalisable que sans l’intervention
des trois Personnes divines elles-mêmes. Ce n’est qu’après l’avoir instruite et
persuadée, que Dieu la prend pour Mère et lui emprunte la chair qu’elle veut
bien lui prêter. De même qu’il s’incarnait volontairement, de même voulait-il
que sa Mère l’enfantât librement, et de son plein gré " (éd. Jugie, Patr.
orient. XIX, 2).
LES DEUX VIERGES
À partir de saint Justin et de saint Irénée, les Pères ont souvent opposé
les " deux Vierges " – Ève et Marie. Par la désobéissance
de la première la mort est entrée dans l’humanité, par l’obéissance de
l’" Ève seconde ", l’Auteur de la vie se fit homme et entra
dans la descendance d’Adam. Mais entre les deux il y a toute l’histoire de
l’Ancien Testament, le passé dont on ne peut séparer celle qui est devenue la
Mère de Dieu. Si elle fut élue pour accomplir ce rôle unique dans l’oeuvre de
l’Incarnation, cette élection suit, tout en la terminant, toutes celles des
élus qui l’ont préparée. Ce n’est pas en vain que l’Église orthodoxe, dans ses
textes liturgiques, appelle David " l’ancêtre de Dieu " et
parle en mêmes termes de Joachim et Anne : " saints et justes
ancêtres de Dieu ". Le dogme catholique romain sur l’Immaculée
Conception semble briser cette succession ininterrompue de la sainteté de
l’Ancien Testament, sainteté qui trouve son accomplissement au moment de
l’Annonciation, lorsque l’Esprit Saint descendu sur la Vierge la rendit apte à
recevoir dans son sein le Verbe du Père. L’Église orthodoxe n’admet pas cette
exclusion de la Sainte Vierge du reste de l’humanité déchue, ce
" privilège " faisant d’elle un être racheté avant l’oeuvre
rédemptrice, en vue du mérite futur de son Fils. Ce n’est pas en vertu d’un
privilège qu’elle aurait reçu au moment de sa conception par ses parents que
nous vénérons la Mère de Dieu au-dessus de toute créature. Elle était sainte et
pure de tout péché dès le sein de sa mère, – et cependant cette sainteté ne la
plaçait pas encore en dehors du reste de l’humanité d’avant le Christ. Elle
n’était pas, au moment de l’Annonciation, dans un état analogue à celui d’Ève
avant le péché. La première Ève qui devint " la mère des
vivants ", prêta l’oreille aux paroles du séducteur dans l’état
paradisiaque, celui de l’humanité innocente. La deuxième Ève, élue pour devenir
la Mère de Dieu, entendit la parole angélique dans l’état de l’humanité déchue.
C’est pourquoi cette élection unique ne la sépara pas du reste de l’humanité,
de tous ses ancêtres et frères humains, saints ou pécheurs, dont elle a
représenté ce qu’ils avaient de meilleur.
Comme les autres hommes, comme saint Jean Baptiste, dont l’Église fête
également la conception et la nativité, – la Sainte Vierge est née sous la loi
du péché originel, portant avec tous la même responsabilité commune de la
chute. Mais le péché n’a jamais pu s’actualiser dans sa personne ;
l’hérédité peccamineuse de la chute n’avait pas d’emprise sur sa volonté
droite. Elle représente le comble de la sainteté qui ait jamais pu être
atteinte avant le Christ, dans les conditions de l’Ancien Testament, par quelqu’un
de la descendance d’Adam. Elle a été sans péché sous la domination universelle
du péché, pure de toute séduction dans l’humanité asservie au prince de ce
monde. Non pas placée au-dessus de l’histoire humaine, pour servir au dessein
particulier de Dieu, mais réalisant sa vocation unique dans l’enchaînement de
l’histoire, dans la destinée commune des hommes attendant leur salut.
Et pourtant, si dans la personne de la Mère de Dieu nous voyons le sommet
de la sainteté de l’Ancien Testament, ce n’est pas encore la limite de sa
sainteté à elle, car elle dépassera également les sommets les plus hauts de
l’Alliance Nouvelle, en réalisant la sainteté la plus grande à laquelle
l’Église peut atteindre.
La première Ève fut prise d’Adam : c’est une personne qui, au moment
de sa création par Dieu, emprunte la nature d’Adam, pour lui servir de
complément. Nous trouvons un rapport inverse dans le cas de la Nouvelle
Ève : c’est par elle que le Fils de Dieu devient " le Dernier
Adam ", en lui empruntant la nature humaine. Adam fut avant Ève, le
Dernier Adam après la Nouvelle Ève. Cependant, on ne peut pas dire que
l’humanité assumée par le Christ dans le sein de la Sainte Vierge soit un
complément de l’humanité de sa Mère. En effet, c’est l’humanité d’une Personne
divine, de l’Homme céleste (1 Co 15, 47-48). Celle de la Mère de Dieu
appartient à une personne créée qui est issue de l’" homme
terrestre ". Ce n’est pas la Mère de Dieu, c’est son Fils qui est le
Chef de l’humanité nouvelle, Chef de l’Église qui est son corps (Ép 1,
22-23) – complément de son humanité. Donc, c’est par son Fils, dans son Église
que la Mère de Dieu pourra atteindre la perfection réservée à ceux qui doivent
porter l’image de l’homme céleste (1 Co, 15, 49).
LA MÈRE DE DIEU ET L’ÉGLISE
Nous avons fait déjà un rapprochement entre la personne de la Mère de Dieu
et l’Église, en parlant de la Tradition qu’elle personnifiait, pour ainsi dire,
avant 1’Église. Celle qui enfanta Dieu selon la chair gardait aussi dans son
cœur toutes les paroles révélant la divinité de son Fils. C’est un témoignage
sur la vie spirituelle de la Mère de Dieu. Saint Luc nous la montre non
seulement comme un instrument ayant volontairement servi à l’Incarnation, mais
comme une personne qui tend à parachever dans sa conscience le fait de sa
maternité divine. Après avoir prêté sa nature humaine au Fils de Dieu, elle
cherche à recevoir par lui ce qu’elle ne possède pas encore en commun avec lui
– la participation à la Divinité. C’est dans son Fils que la Divinité habite
corporellement (Col 2, 9). Le lien naturel qui la lie au Dieu-Homme n’a pas
encore conféré à la personne de la Mère de Dieu l’état d’une créature déifiée,
malgré la descente de l’Esprit Saint au jour de l’Annonciation qui la rendit
apte à accomplir son rôle unique. Dans ce sens, la Mère de Dieu, avant
l’Église, avant la Pentecôte, se rattache encore à l’humanité de l’Ancien
Testament, à ceux qui attendent la promesse du Père, le baptême de
l’Esprit Saint (Ac 1, 4-5).
La Tradition nous montre la Mère de Dieu au milieu des disciples le jour de
la Pentecôte, recevant avec eux l’Esprit Saint communiqué à chacun dans une
langue de feu. Ceci s’accorde avec les témoignages des Actes : les
Apôtres, après l’Ascension, restaient unanimement en prière avec quelques
femmes et Marie, Mère de Jésus, et ses frères (1, 14). Ils étaient tous
unanimement ensemble au jour de la Pentecôte (2, 1). Avec l’Église, la Mère
de Dieu a reçu la dernière condition qui lui manquait pour pouvoir croître en
l’homme parfait, en la mesure de la pleine stature du Christ (Ép 4, 13).
Celle qui, par l’Esprit Saint, reçut dans ses entrailles la Personne divine du
Fils, reçoit à présent l’Esprit Saint envoyé par le Fils.
VOCATION ET SANCTIFICATION
On peut comparer, dans un certain sens, ces deux descentes de l’Esprit
Saint sur la Sainte Vierge avec les deux communications de l’Esprit aux
apôtres : au soir de la Résurrection et au jour de la Pentecôte. La
première leur conféra le pouvoir de lier et de délier, une fonction
indépendante de leurs qualités subjectives, due uniquement à une détermination
divine qui les établit pour remplir ce rôle dans l’Église. La seconde donna à
chacun d’entre eux la possibilité de réaliser sa sainteté personnelle, ce qui
dépendra toujours des conditions subjectives. Pourtant, les deux communications
de l’Esprit Saint – fonctionnelle et personnelle, se complètent mutuellement,
comme on peut le voir dans le cas des apôtres et de leurs successeurs : on
ne peut bien remplir sa fonction dans l’Église, si l’on ne s’efforce pas
d’acquérir la sainteté ; et, d’autre part, il est difficile d’atteindre la
sainteté en négligeant la fonction dans laquelle on a été établi par Dieu. Les
deux doivent coïncider de plus en plus au cours de la vie : la fonction
devient, normalement, une voie sur laquelle on acquiert la sainteté
personnelle, en s’oubliant soi-même.
On peut voir quelque chose d’analogue dans le cas, par ailleurs unique, de
la Mère de Dieu : la fonction objective de la maternité divine, dans
laquelle elle fut établie le jour de l’Annonciation, sera aussi la voie
subjective de sa sanctification. Elle réalisera dans sa conscience et dans
toute sa vie personnelle le fait d’avoir porté dans son sein et nourri Dieu le
Fils. C’est ici que les paroles du Christ qui semblaient rabaisser sa Mère
devant l’Église (Lc 11, 28) reçoivent leur sens de louange suprême :
bienheureuse celle qui non seulement fut la Mère de Dieu, mais réalisa aussi
dans sa personne le degré de sainteté correspondant à cette fonction unique. La
personne de la Mère de Dieu est exaltée plus que sa fonction, la consommation
de sa sainteté plus que ses débuts.
La fonction de maternité divine est déjà remplie dans le passé, mais la
Sainte Vierge, demeurant sur terre après l’Ascension de son Fils, ne reste pas
moins la Mère de celui qui, avec son humanité glorieuse, empruntée à la Vierge,
siège à la droite du Père, au-dessus de toute principauté, puissance, vertu
et domination, au-dessus de tout nom qui peut être nommé non seulement dans ce
siècle, mais aussi dans le siècle futur (Ép 1, 21). Quel est le degré de
sainteté réalisable ici-bas qui pourra correspondre à ce rapport unique de la
Mère de Dieu à son Fils, Chef de l’Église, résidant dans les cieux ? Seule la
sainteté totale de l’Église, complément de l’humanité glorieuse du Christ,
contenant la plénitude de la grâce déifiante que l’Esprit Saint ne cesse de lui
communiquer depuis la Pentecôte. Si les membres de l’Église peuvent devenir des
familiers du Christ, ses mère, frères et sœurs (Mt 12, 50), selon le
degré de leur vocation accomplie, seule la Mère de Dieu par laquelle le verbe
se fit chair, pourra recevoir la plénitude de la grâce, atteindre une gloire
sans limites, réaliser dans sa personne toute la sainteté que l’Église peut
avoir.
LA MÈRE DE DIEU ET L’ESCHATON
Le Fils de Dieu est descendu des cieux et se fit homme par la Vierge, pour
que les hommes puissent s’élever vers la déification par la grâce du Saint
Esprit. " Posséder par la grâce ce que Dieu a par nature "
– c’est la vocation suprême des êtres créés, la fin dernière à laquelle les
fils de l’Église aspirent ici-bas, dans le devenir historique de l’Église. Ce
devenir est déjà consommé dans la Personne divine du Christ, Chef de l’Église
ressuscité et monté au ciel. Si la Mère de Dieu a pu vraiment réaliser dans sa
personne humaine et créée la sainteté qui correspondait à son rôle unique, elle
ne pouvait pas ne pas atteindre ici-bas, par la grâce, tout ce que son Fils
possédait en vertu de sa nature divine. Mais s’il en est ainsi, le devenir
historique de l’Église et du monde est déjà consommé non seulement dans la
Personne incréée du Fils de Dieu, mais aussi dans la personne créée de sa Mère.
C’est pourquoi saint Grégoire Palamas appelle la Mère de Dieu " la
limite du créé et de l’incréé ". À côté d’une hypostase divine
incarnée, il y a une hypostase humaine déifiée.
Nous avons dit plus haut que dans la personne de la Mère de Dieu on pouvait
voir la transition de la sainteté la plus grande de l’Ancien Testament vers
celle de l’Église. Mais si la Toute-Sainte a consommé la sainteté de l’Église,
toute sainteté possible pour un être créé, il s’agit maintenant d’une autre
transition : du monde du devenir vers l’éternité du Huitième Jour, de
l’Église vers le Royaume des Cieux. Cette gloire dernière de la Mère de Dieu,
l’eschaton réalisé dans une personne créée avant la fin du monde, doit la
placer dès à présent au delà de la mort, de la résurrection et du Jugement
dernier. Elle partage la gloire de son Fils, règne avec lui, préside à ses
côtés aux destinées de l’Église et du monde qui se déroulent dans le temps,
intercède pour tous auprès de celui qui viendra juger les vivants et les morts.
La transition suprême, par laquelle la Mère de Dieu rejoint la gloire
céleste de son Fils, est célébrée par l’Église au jour de l’Assomption :
une mort qui, d’après la conviction intime de l’Église, ne pouvait pas ne pas
être suivie de la résurrection et de l’ascension corporelle de la Toute-Sainte.
Il est difficile de parler, non moins difficile de penser, aux mystères que
l’Église garde dans le fond non apparent de sa conscience intérieure. Ici toute
parole proférée paraît grossière, toute tentative de formuler semble un
sacrilège. Les auteurs des écrits apocryphes ont souvent touché avec imprudence
aux mystères sur lesquels l’Église a gardé un silence prudent par économie
envers ceux de l’extérieur. La Mère de Dieu n’a jamais été l’objet de la
prédication apostolique. Tandis que le Christ est prêché sur les toits,
proclamé à la connaissance de tous dans une catéchèse s’adressant à l’univers
entier, le mystère de la Mère de Dieu se révèle à l’intérieur de l’Église aux
fidèles qui ont reçu la parole et tendent vers la vocation suprême de Dieu
dans le Christ Jésus (Phil 3, 14). Plus qu’un objet de notre foi, c’est un
fondement de notre espérance : fruit de la foi, mûri dans la Tradition.
Taisons-nous donc et n’essayons pas de dogmatiser sur la gloire suprême de
la Mère de Dieu. Ne soyons pas trop loquaces avec les gnostiques qui, voulant
dire plus qu’il ne fallait – plus qu’ils ne pouvaient – ont mélangé l’ivraie de
leurs hérésies au froment pur de la tradition chrétienne.
Écoutons plutôt saint Basile qui définit ce qui appartient à la Tradition,
en disant qu’il s’agit d’un " enseignement impubliable et ineffable,
lequel fut conservé par nos pères dans un silence inaccessible à toute
curiosité et indiscrétion, car ils ont été sainement instruits à protéger la
sainteté du mystère par le silence. Il ne serait point convenable, en effet, de
publier par écrit l’enseignement sur les objets qui ne doivent pas être
présentés aux regards de ceux qui n’ont pas été initiés aux mystères. En outre,
la raison d’une tradition non écrite est celle-ci : en examinant plusieurs
fois de suite le contenu de ces enseignements, plusieurs risqueraient de perdre
la vénération à force d’habitude. Car une chose est l’enseignement, une autre
chose, la prédication. Les enseignements sont gardés en silence, les
prédications sont manifestées. Une certaine obscurité dans les expressions,
dont les Écritures font parfois usage, est aussi une façon de garder le
silence, afin de rendre difficilement intelligible le sens des enseignements,
pour l’utilité plus grande de ceux qui lisent " (Traité du Saint
Esprit, XXVII).
Si l’enseignement sur la Mère de Dieu appartient à la Tradition, ce n’est
qu’à travers l’expérience de notre vie dans l’Église que nous pourrons adhérer
à la dévotion sans limites que l’Église a vouée à la Mère de Dieu. Et le degré
de cette adhésion sera la mesure de notre appartenance au Corps du Christ.
Extrait de Vladimir Lossky,
À l’Image et à la ressemblance de Dieu,
Aubier-Montaigne, 1967.